Cahier 1- Feuillet 1 – Le rituel des onze grains
Des groupes de onze personnages apparaissent régulièrement tout au long de son œuvre sans que Ndary Lo nous donne d’explications sur l’utilisation répétée de ce nombre. C’est Souleymane Bachir Diagne qui nous a mis sur la voie en nous conseillant de nous informer sur la Prière des onze grains, élément cardinal du rituel de la confrérie soufie des Tidjanes. La plus répandue des quatre confréries représentant le soufisme au Sénégal, elle a été fondée par le cheikh Si Ahmed Tidjani et compte aujourd’hui des adeptes dans toute l’Afrique de l’Ouest, y compris au Nigeria. Son rayonnement international s’étend jusqu’en Indonésie et aux U.S.A.
La lecture du livre d’Amadou Hampâté Ba, Vie et enseignement de Tierno Bokar – Le Sage de Bandiagara, narre de façon détaillée tous les épisodes du conflit entre « les onze grains » et « les douze grains »[1]. Ce conflit d’egos entre deux dignitaires locaux, très loin d’un problème religieux, est venu agiter pendant presque un demi-siècle toute la Tidjaniya, allant jusqu’à impliquer l’administration coloniale de l’époque. Les lignes ci-dessous sont intégralement tirées du livre ci-dessus et, souhaitons-le, le plus fidèlement retranscrits.
À une certaine époque de sa vie (vers 1798 alors qu’il avait la soixantaine) le cheikh Si Ahmed Tidjani dût quitter l’Algérie pour se réfugier au Maroc…où il put s’installer à Fès avec toute son école. Chaque matin les frères se rassemblaient pour une prière qui se terminait par onze récitations de l’oraison la Perle de la perfection comme il l’avait prescrit. À l’issue de cette oraison le Cheikh avait coutume de leur donner sa bénédiction. Un jour le Cheikh fut retardé et ses élèves entreprirent sans lui cette prière. Ils l’avaient déjà terminée lorsqu’il put les rejoindre, et pour qu’il puisse les bénir comme à l’accoutumée, ils en récitèrent le texte une douzième fois…C’est ainsi que l’usage s’instaura peu à peu chez certains de ses disciples de réciter douze fois la Perle de la perfection au lieu de onze.
L’importance du nombre onze vient de sa signification dans la symbolique musulmane. Il est le nombre de la spiritualité pure et de l’ésotérisme car il symbolise l’unité de la créature liée à l’unité du Créateur. Il est la clef de la communion mystique.
Le nombre douze qui en est issu symbolise, lui, l’action dans le monde et le sacrifice.
À partir de 1905-1906 un différend religieux a éclaté entre plusieurs membres de la confrérie Tidjane dont l’un des notables, à l’origine de la querelle, stigmatisa comme hérétique cette récitation de douze fois de la Perle de la perfection. D’après lui, et ses partisans, il fallait la réciter onze fois pour être conforme à la règle. Très vite le débat s’est envenimé entre les deux factions qui ont politisé le débat, d’abord en le portant sur le plan ethnique, les Toucouleurs soutenant les onze grains et les Peuls les douze. Rapidement ils en sont venus aux mains et leurs affrontements ont causé plusieurs morts. L’affaire a été ensuite portée au niveau de l’administration coloniale qui a voulu prendre parti sur un sujet qui lui était totalement étranger. Manipulée par la faction des onze grains, elle a soutenu les tenants de la tradition et dès 1917 elle exerça des persécutions allant jusqu’à la déportation de certains religieux partisans des douze grains qu’elle accusait d’être des ferments de désordre et de révolte. Sa position s’est infléchie après l’avènement du Front Populaire et quand la seconde guerre mondiale devint sa préoccupation prioritaire. Elle suscita une réconciliation entre les parties qui commença à partir de 1940, l’affaire n’étant définitivement classée par l’administration coloniale qu’à la fin des années cinquante après qu’une enquête sérieuse ait été diligentée.
La conclusion d’Amadou Hampaté Ba est qu’«au cours de ce conflit d’origine purement humaine et non religieuse, les hommes se prirent au jeu et crurent peut-être sincèrement qu’ils défendaient une juste cause, « ils ne savaient pas qu’ils ne savaient pas » ». Cet épisode terminé, l’oraison de la Perle de la perfection est incontournable dans le rituel de la voie Tidjane auquel adhère l’ensemble de la communauté. Un consensus a été trouvé, elle est récitée douze fois pour les modernes qui tolèrent que les traditionnalistes puissent ne la réciter que onze fois.
[1] Il s’agit des grains d’un chapelet.